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Les enjeux de l’élection de Donald Trump pour l’Asie

[Interview RFI 28 février 2025]

1/ Les Etats-Unis négocient en ce moment avec la Russie le sort de l’Ukraine sans participation de Kiev. Cette situation ressemble-t-elle à celles que le Vietnam a vécues ?

Je ne vois pas de réelle concordance entre la situation géopolitique actuelle et celles que le Vietnam a pu connaître par le passé En revanche, on peut porter une réflexion sur l’avenir et se poser la question des conséquences que ferait peser sur le Vietnam un éventuel accord séparé entre les Etats-Unis et la Chine.
Si l’on se place dans ce cas de figure, l’espace concerné serait évidemment celui de la mer de Chine méridionale et supposerait un arrangement entre Washington et Pékin. Si une telle hypothèse semble peu probable aujourd’hui, pour autant, elle a du sens géopolitiquement et elle mérite qu’on la développe un petit peu :
Ce que le conflit en Ukraine a mis en lumière, c’est le fait que la Russie avait des préoccupations majeures en termes de sécurité et notamment au sujet de l’établissement d’un glacis de protection à ses frontières occidentales.
Si l’on se place du point de vue russe, le diagnostic géostratégique effectué par ses responsables politiques les a amenés à la conclusion que ce glacis s’était considérablement altéré suite aux évolutions des trois dernières décennies et que la solution à ce problème passait par un affrontement militaire direct avec l’Ukraine. La guerre déclenchée le 24 février 2022 est la conséquence de cette analyse et a permis à l’armée russe, après des déboires initiaux, d’engranger des gains substantiels sur le terrain et ce malgré le soutien apporté à l’Ukraine par différents pays de l’OTAN.
Aujourd’hui, tout porte à croire que l’administration Trump a acté ce nouveau rapport de force ainsi que la nouvelle configuration du terrain qui en découle et que Washington a décidé d’ouvrir des négociations avec Moscou sur cette base.
Il est très probable que la dynamique russe a été attentivement scrutée à Pékin car la Chine se trouve dans un contexte géostratégique similaire.
En effet, les Chinois ont une préoccupation semblable à celle des Russes en matière de glacis de protection, à la différence que le glacis chinois se situe sur la façade orientale du pays et est constitué par les mers de Chine orientale et méridionale ainsi que par Taïwan.
Du point de vue de Pékin, la présence d’un tel glacis se justifie par la grande sensibilité du littoral chinois qui concentre une partie significative de l’activité économique du pays. Or ce littoral est très vulnérable et nécessite une protection particulière qui passe par le contrôle des espaces maritimes limitrophes et donc, la création d’un glacis de protection.
Par conséquent, si les Chinois devaient suivre l’exemple russe, ils pourraient tenter un coup de force pour prendre le contrôle effectif de tout ou partie de ces espaces et faire le pari que ce rapport de force tourne en leur faveur. Si tel était le cas, ils se retrouveraient dans la même configuration que Moscou aujourd’hui, c’est à dire en position de force pour négocier et obtenir des avantages stratégiques substantiels. Ceux-ci pourraient prendre la forme, par exemple, d’une influence exclusive de Pékin sur les deux mers Chine, voire sur Taïwan, influence qui serait reconnue par les autres grandes puissances, en premier lieu les Etats-Unis.
Donc, pour répondre à la question, il est évident qu’un tel cas de figure représenterait un sérieux revers pour le Vietnam car, dans l’hypothèse d’un accord direct sino-américain et avec la bénédiction des Russes, Hanoi se verrait imposer un cadre géostratégique très préjudiciable à ses intérêts dans le contexte de la rivalité sino-vietnamienne sur les Spratleys et les Paracels.

2/ La stratégie adoptée actuellement par l’administration Trump concernant la guerre en Ukraine et l’Europe ferait-elle réfléchir au Vietnam (comme aux d’autres pays partenaires asiatiques des États-Unis) de ses relations avec la première puissance ? De quoi devrait craindre le Vietnam ?

Ce que pourrait craindre le Vietnam, c’est un accord séparé entre la Chine et les Etats-Unis, accord qui placerait la mer de méridionale sous influence exclusive de la Chine. Toutefois, ça ne me semble pas représenter un risque majeur pour le moment car le contexte n’est pas le même que celui qui prévaut en Ukraine et, vu de Washington, les défis géopolitiques posés aux Etats-Unis par la Russie et la Chine ne sont pas les mêmes
La Russie ne fait en effet pas courir aux Etats-Unis le même risque géopolitique que la Chine. La pression russe s’exerce essentiellement sur l’espace continental et vise à bloquer la zone d’influence de l’OTAN, dont l’avancée est jugée menaçante par Moscou. Dans ce cadre, une implication américaine accrue permettrait, peut-être, de faire avancer les intérêts de Washington dans la zone, mais dans tous les cas de figure, Les Etats-Unis ne perdraient pas ce qu’ils possèdent déjà en termes d’influence et de relais dans les pays européens.
La situation n’est pas la même en Asie, dans le contexte de la rivalité sino-américaine. Il faut en effet se rappeler que les Etats-Unis sont une thalassocratie, donc un pays dont la puissance est étroitement liée au contrôle qu’il exerce sur les différentes mers du globe.
Or la Chine ambitionne de devenir, elle aussi, une grande puissance maritime, voire la première à partir de 2050. En se positionnant ainsi, Pékin lance un défi inacceptable aux Etats-Unis car ces derniers auraient beaucoup à perdre en cas d’affaiblissement de leur domination navale. Ce défi ne se limite pas aux seules mers limitrophes et on constate que l’Armée populaire de Libération envoie ses navires de plus en plus loin et multiplie les implantations navales dans le cadre de ce qu’on appelle le « collier de perles ». A titre d’exemple, un groupe naval de la marine chinoise a effectué, le 21 février dernier, des exercices à tirs réels en mer de Tasman, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Selon Judith Collins, ministre néo-zélandaise de la Défense, il s’agissait « des navires les plus importants et les plus sophistiqués que nous ayons vus aussi loin dans le sud ». Cette action, parmi d’autres, montre que l’ambition navale chinoise va croissant et que les moyens mis en œuvre par Pékin s’intensifient.
Compte tenu de cette situation, il semble peu probable que les Etats-Unis entrent dans une logique de négociation, de partage d’influence avec la Chine et de désengagement de la région car les enjeux directs et à long terme pour Washington sont bien trop importants pour ne pas dire vitaux et transcendent les changements d’administration et de président. Il ne me semble donc pas que le Vietnam doivent nourrir d’inquiétudes majeures avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

3/ Vu que les Etats-Unis se désistent de leur engagement auprès de leurs alliés européens, le Vietnam, comme d’autres pays de l’Asie du Sud-Est, pourraient-ils encore leur faire confiance ou compter sur le support américain pour protéger leur souveraineté en Mer de Chine face à Pékin ? Un tel scénario ne se répéterait-il pas, concernant la Mer de Chine méridionale cette fois ?

Compte tenu des enjeux très importants que nous avons évoqués précédemment, il me paraît peu probable que les Etats-Unis relâchent leur influence dans la région sans y être contraints, par exemple à la suite d’un affrontement avec la Chine qui aurait tourné en faveur de l’armée chinoise
Washington semble plutôt être aujourd’hui dans une dynamique inverse. Si je prends pour exemple l’année 2024, on constate que Washington a multiplié les accords avec ses alliés régionaux. Les Américains ont ainsi annoncé un renforcement des liens militaires avec le Japon à l’occasion de la visite à Tokyo des secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, et secrétaire d’État, Antony Blinken, le 28 juillet 2024. De même, Lloyd Austin a signé à Manille, le 18 novembre 2024, avec son homologue philippin Gilberto Teodoro, l’Accord de sécurité générale et de renseignement militaire destiné à permettre le partage d’informations classifiées avec pour objectif de contrer l’influence de la Chine dans le Pacifique. On peut aussi évoquer Taïwan dont les liens militaires ne font que se resserrer avec Washington depuis plusieurs années. L’administration Biden avait, par exemple, accordé une aide militaire à Taïpei de 567 millions de dollars en septembre 2024, puis à nouveau une autre aide de 571 millions de dollars le 21 décembre dernier.
Il est donc très probable que l’administration Trump prenne en compte le contexte géostratégique spécifique en Asie et ne tienne pas le même discours à ses alliés régionaux que celui tenu à ses alliés européens. Concernant l’Europe, il semble que Washington cherche à la fois à trouver une solution à la crise ukrainienne et à faire porter par ses partenaires européens une grande partie de la charge financière qui découlera du nouvel équilibre sur le continent, qu’il s’agisse d’un statu quo plus ou moins durable ou d’une solution à plus long terme. D’où la pression exercée sur les membres de l’OTAN pour qu’ils augmentent leur budget militaire à hauteur de 5% de leur PIB et qu’ils prennent en charge l’organisation de la défense du continent européen avec, à la clé, la menace de désengagement américain.
Cette stratégie a pour objectif de permettre à Washington de reporter une grande partie de son effort militaire en direction du théâtre asiatique dans une logique non pas de désengagement mais, au contraire, d’une implication accrue. La crainte d’un désistement américain en Asie est donc peu probable, que ce soit envers les pays directement alliés à Washington ou envers des pays moins liés aux Etats-Unis comme le Vietnam.

4/ Plusieurs opinions disent que les Etats-Unis veulent finir la guerre en Europe pour se concentrer à la Chine. L’Asie du Sud-Est ne deviendrait-elle pas le point chaud de la planète ?

Oui, c’est une hypothèse qui me semble plausible.
Je pense toutefois que l’on peut nuancer l’idée que c’est toute l’Asie du Sud-Est qui deviendrait le point chaud de la planète.
Tout dépend, en fait, de la manière dont les Etats-Unis entendent se concentrer sur la Chine ou, si l’on préfère, de la manière dont la Chine envisage de se concentrer sur les Etats-Unis.
Pour gagner en autonomie géostratégique, Pékin doit impérativement repousser la zone d’influence américaine, si possible au-delà de ce que l’on appelle la première chaîne d’îles. En dehors du cas de l’affrontement direct sino-américain, cette dynamique passe par l’accroissement de l’influence chinoise sur les pays proches de la Chine dont plusieurs se trouvent, effectivement, en Asie du Sud-Est.
Pour autant, cet objectif est loin d’être aisé, notamment en ce qui concerne les Philippines, pays d’Asie du Sud-Est le plus engagé aux côtés de Etats-Unis. En effet, depuis 2022 et l’élection à la présidence de Ferdinand Marcos Jr., réputé proche de Washington, le pays a entrepris de resserrer ses liens stratégiques avec l’Amérique.
La situation est moins défavorable pour la Chine en ce qui concerne les autres pays de l’ASEAN. Si l’on prend le cas du Vietnam, par exemple, pays considéré comme le plus opposé, avec les Philippines, à la volonté d’hégémonie de la Chine sur la mer de Chine méridionale, on remarque que les relations se sont détendues depuis deux ans, marquées par des visites croisées de hauts responsables politiques. Je rappelle, pour mémoire, la visite du président chinois, Xi Jinping, au Vietnam les 12 et 13 décembre 2023, celle du Premier ministre vietnamien, Phạm Minh Chính, à Pékin du 24 au 27 juin 2024 et la visite de Tô Lâm à Pékin le 19 août 2024, Tô Lâm qui était à l’époque à la fois président du pays et secrétaire général du PCV.
Concernant le Vietnam, on remarque que si des incidents continuent à se produire régulièrement, impliquant notamment les pêcheurs vietnamiens, ils sont beaucoup moins médiatisés que ceux qui opposent depuis plusieurs mois, Chinois et Philippins. Par ailleurs, contrairement aux Philippines qui sont liées par un accord de défense avec les Etats-Unis, le Vietnam reste attaché à la diplomatie du bambou et à la doctrine des « quatre non » énoncés dans le Livre blanc sur la défense nationale de 2019 (ne pas rejoindre d’alliances militaires, ne pas se ranger du côté d’un pays contre un autre, ne pas donner à d’autres pays la permission d’installer des bases militaires ou d’utiliser son territoire pour mener des activités militaires contre d’autres pays, ni ne pas utiliser la force ou menacer d’utiliser la force dans les relations internationales). Cette logique diplomatique écarte Hanoi de tout mécanisme d’alliance militaire régionale ou d’intervention directe dans un conflit entre Etats tiers.
En dépit des efforts déployés en ce sens depuis près de deux décennies dans le contexte persistant de la rivalité sino-vietnamienne au sujet des îles Spratleys et Paracels, les Etats-Unis n’ont pas réussi à convaincre le Vietnam de s’intégrer à un mécanisme multilatéral visant à endiguer la Chine. Cette situation est donc globalement favorable à Pékin.
Contrairement au cas du conflit ukrainien où tous les pays européens limitrophes de l’Ukraine sont membres d’une même alliance militaire, l’OTAN, ce qui leur a permis de parler d’une voix relativement unie, en Asie du Sud-Est, seuls trois pays sont liés aux Etats-Unis par des accords militaires différents : les Philippines, la Thaïlande et Singapour. Les autres pays de la région se caractérisent par une attitude prudente et attentiste.
Donc, pour répondre à la question, toute l’Asie du Sud-Est n’est pas concernée de la même manière par la montée des tensions. Certains pays pourraient devenir partie prenante dans un conflit mais d’autres resteraient en dehors. Ce qu’on constate pour le moment, c’est que les tensions semblent se focaliser sur Taïwan qui se situe à la limite de l’Asie du Sud-Est et pour laquelle deux scénarios émergent en cas d’aggravation : soit une tentative de prise de contrôle directe par l’armée chinoise soit un blocus imposé par la marine de l’APL pour forcer Taïpei à négocier avec Pékin.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Gédéon (25 mars 2025). Les enjeux de l’élection de Donald Trump pour l’Asie. Geopole. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13kh7


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