Le rapprochement de défense entre la Chine et la Russie
[Interview RFI 28 avril 2023]
1/ Plusieurs compagnies russes mènent des projets d’exploitation du pétrole en Mer de Chine, alors que le Vietnam, semble-t-il a été obligé d’annuler des projets avec d’autres compagnies étrangères, comme Repsol des Espagnols. Est-ce que le Vietnam considère ces compagnies pétrolières russes comme un moyen de l’aider à défendre sa souveraineté en mer de Chine méridionale ?
La Chine n’a pas cessé d’exercer des pressions sur le Vietnam pour le décourager de mener des activités de prospection pétrolière de manière autonome, y compris dans sa zone économique exclusive. Pour ce faire, Pékin a eu recours à des menaces militaires directes et des pressions sur les sociétés étrangères impliquées dans ces projets. Je rappelle que le tracé de la ligne à neuf traits, revu en 2017, englobe dorénavant une grande partie de la zone économique exclusive du Vietnam et près de 70 gisements gaziers et pétrolifères. On se rappelle aussi qu’au cours du mois de juillet 2019, un groupe naval chinois appelé Haiyang 8 composé d’un navire de prospection et de quatre garde-côtes avait effectué des passages répétés auprès de deux blocs pétroliers situés dans la ZEE vietnamienne et perturbé les activités de recherche pétrolières menées par le Vietnam. La stratégie de la Chine a donc consisté, de manière systématique, à exercer des pressions sur les partenaires étrangers engagés dans des projets pétroliers au Vietnam, pour les contraindre à abandonner le marché et gêner ainsi l’activité pétrolière du pays.
Cette stratégie s’est effettivement appliquée à l’encontre de l’entreprise espagnole Repsol dont la filiale vietnamienne, a dû suspendre en ses activités en 2018 en raison des menaces directes de la Chine, avant de se retirer du marché en 2019. Ces pressions n’ont d’ailleurs pas seulement concerné Repsol mais également d’autres entreprises pétrolières étrangères engagées au Vietnam comme la société Mubadala Petroleum originaire d’Abu Dhabi.
La situation est plus complexe avec les partenaires russes. A titre d’exemple, l’entreprise Rosneft avait exprimé, en mai 2018, ses préoccupations aux autorités vietnamiennes, liées à la redéfinition par Pékin de la ligne en neuf traits avec, pour conséquence, l’intégration du gisement de Lan Đỏ, exploité par la compagnie russe dans les eaux revendiquées par la Chine. Cette déclaration était intervenue dans un contexte où la Chine tentait depuis plusieurs années de convaincre Moscou, sans succès, de mettre un terme aux activités de Rosneft en mer de Chine méridionale. Pékin, avait ainsi protesté dès 2013 lorsque Rosneft avait débuté ses travaux de prospection à Lan Đỏ. En revanche, les Chinois avait remporté un succès en obtenant, en 2016, la suspension d’un projet de coopération entre PetroVietnam et le producteur russe de gaz naturel, Gazprom.
Dans ce contexte sensible, on voit que la stratégie des compagnies russes, qui sont toutes proches de d’Etat, consiste, depuis quelques années, à éviter de heurter la Chine de front tout en déployant des efforts pour ne pas passer à côté du marché vietnamien. Moscou entend en effet devenir un acteur plus actif en Asie du sud-Est, aussi bien sur le plan économique que stratégique. Les Russes ne souhaitent pas que Pékin contrôle sans contrepartie les voies de navigations à haute sensibilité géopolitiques qui joignent les océans, indien et Pacifique. Cette ambition russe qui ne fait que se renforcer dans le cadre du conflit en Ukraine est complémentaire de la stratégie de Hanoi qui vise à accroître ses liens avec des partenaires extrarégionaux afin de diminuer la dépendance économique du Vietnam vis-à-vis de la Chine. On peut donc affirmer qu’il y a clairement une convergence d’intérêt entre le Vietnam et la Russie par l’intermédiaire de ses compagnies pétrolières qui vise à ne pas laisser trop d’espace économique et stratégique à la Chine en mer de Chine méridionale. Donc, tant que la position russe ne se fragilise pas trop, par exemple sous l’effet d’une défaite relative en Ukraine, Hanoi peut s’appuyer sur son puissant partenaire pour contrebalancer les pressions chinoises à son encontre.
2/ La Russie a la tendance à pencher vers la Chine et renforcer sa relation sur tous les niveaux avec la Chine, comment ces compagnies pétrolières russes seront-elles affectées, alors qu’elles reçoivent sans doute les ordres de Moscou ?
Pour répondre à cette question, il faut avoir conscience que les relations entre Moscou et Pékin sont marquées par une forte interdépendantes sur le plan géopolitique, une interdépendance qui est sans rapport avec l’asymétrie qui caractérise les deux pays.
Cette interdépendance trouve son origine dans la volonté de la Chine d’œuvrer en faveur d’un rééquilibre des pôles de puissance dans le monde. Cette stratégie chinoise a suscité, comme on le sait, une méfiance grandissant chez les Etats-Unis qui ont progressivement mis en place un cadre visant à juguler les ambitions chinoises, particulièrement sur les espaces maritimes les plus proches de la Chine, c’est-à-dire ceux qui relèvent de la zone indopacifique. Cette contre-stratégie américaine a débuté sous l’administration Obama où elle s’est caractérisée par la politique dite du pivot vers l’Asie ; elle s’est ensuite amplifiée sous l’administration Trump, marquée par ce qu’on a appelé la guerre économique sino-américaine et elle se poursuit aujourd’hui avec le resserrement des liens stratégiques entre Etats-Unis et leurs alliés dans la région et la mise en place de nouveaux mécanismes d’alliances comme, par exemple, l’AUKUS, rendu public le 15 septembre 2021, et qui représente un accord de coopération militaire tripartite formé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Dans ce contexte général, la Chine ne peut défier à elle seule le bloc occidental (au sens large, c’est-à-dire incluant les pays qui s’y rattachent notamment en Asie) et Pékin a, à son tour, mobilisé ses soutiens interntionaux.
Au sein de cet ensemble, la Russie représente certainement l’allié le plus puissant de la Chine sur les plans militaire, diplomatique et politique. Il suffit pour s’en convaincre de voir la correspondance entre les votes russe et chinois à l’ONU au cours de la dernière décennie.
Donc, même si on évoque aujourd’hui une possible entrée de la Russie dans une forme de dépendance économique vis-à-vis de la Chine, on est loin de se trouver dans une situation qui verrait Moscou obéir aux injonctions chinoises en termes de politique extérieure. Ceci concerne, entre autres, les entreprises pétrolières russes au Vietnam dont la marge de manœuvre dépend de l’état de ce délicat rapport de force diplomatique entre Moscou et Pékin. Il est certain que leur présence permet à la Russie de marquer sa différence et il est probable que si cet équilibre russo-chinois se maintient en l’état, les compagnies pétrolières russes maintiendront leur activité au Vietnam.
3/ De même le Vietnam devrait-il s’inquiéter que la Russie soutienne aussi les réclamations chinoises de neuf trait en Mer de Chine méridionale ?
Dans le contexte d’interdépendance géopolitique que nous venons de développer, la Russie ne peut pas faire moins que de soutenir les prétentions chinoises, tant sur Taïwan que celles concernant la mer de Chine méridionale.
En effet, la Chine, de son côté, s’est refusée à condamner l’invasion de l’Ukraine et la position officielle de Pékin est d’appeler les belligérants au dialogue tout en insistant en parallèle sur la force et la spécificité de la relation sino-russe. C’est pour cette raison qu’il difficile pour la Russie de critiquer les revendications territoriales chinoises. A ceci s’ajoutent des éléments d’ordre juridique. En effet, Moscou a justifié la conquête de la Crimée par le fait qu’il s’agissait d’une terre historiquement russe (au moins depuis son rattachement à l’empire russe à l’occasion du traité de Jassy en 1792).
Or dans le cas de la mer de Chine méridionale, il s’agit d’un espace maritime que la Chine revendique comme sien en s’appuyant sur un argumentaire d’ordre principalement historique. Du point de vue russe, on peut donc établir un parallèle entre la Crimée, terre historiquement russe, et la mer de Chine méridionale, mer historiquement chinoise si l’on en croit le discours de Pékin. Pour des raisons tactiques, Moscou peut être tenté d’aller dans le sens de Pékin.
Pour autant, cette posture tactique russe ne signifie pas que Moscou appuierait automatiquement et sans réserve un coup de force chinois en mer de Chine méridionale.
En effet, les Russes ont intérêt à ce que les capacités géopolitiques de leur puissant voisin soient, dans une certaine mesure, limitées. Tout renforcement de la puissance chinoise risque de se faire au détriment de la Russie dans ce duo asymétrique que représente la relation sino-russe.
A ceci s’ajoute le fait que Moscou a été un soutien historique et solide de la République démocratique du Vietnam puis de la République socialiste du Vietnam et a pris fait et cause pour Hanoi lors de la guerre sino-vietnamienne de 1979. Le Vietnam ne représente donc pas seulement une opportunité politique tactique pour Moscou mais s’inscrit dans le cadre d’une relation ancienne qui témoigne d’une affinité entre les deux pays.
Le soutien russe à l’action chinoise pourrait donc, pour ces raisons, s’avérer moins fort que ce que les Chinois escomptent.
4/ Le Vietnam et la Russie conviennent de ne pas s’immiscer dans leurs affaires intérieures, si en cas de conflit sur des différends de souveraineté en mer de Chine méridionale, le Vietnam ne pourra-t-il pas compter sur le soutien de la Russie ?
L’actuel exemple du Nagorny-Karabagh ne prête pas forcément à l’optimisme. Engagée actuellement dans un conflit difficile en Ukraine, la Russie mène un jeu diplomatique complexe avec différentes puissances qui, sans appuyer ouvertement son action, se refusent à la condamner et n’entrent pas, ou alors de manière partielle, dans les mécanismes de sanctions visant Moscou qui ont été établis par les nations occidentale. Toutefois, cet appui, s’il est suscité par une vision politique commune ou la convergence d’intérêts stratégiques et géopolitiques, n’est pas sans contrepartie. Ce point concerne particulièrement deux pays, la Turquie et la Chine.
Ainsi, si je reprends l’exemple du Nagorny-Karabagh, La Russie était encore vue par les Arméniens comme un appui solide, y compris lors du conflit de d’octobre 2020 et ce sont les Russes qui ont présidé au cessez-le-feu du 10 novembre 2020. Ce sont également des soldats russes qui ont été déployé dans l’enclave et au nveau du couloir de Latchine qui la joint à l’Arménie pour garantir ce cessez-le-feu. Pourtant, on constate depuis un an la multiplication des incidents provoqués par l’Azerbaïdjan dont le dernier en date est le blocage du corridor de Latchine pourtant sécurisé par l’armée russe. La raison de cette dégradation et de cet apparent affaiblissement de l’influence russe est principalement liée au fait que la position ambivalente de la Turquie a permis à Moscou de limiter la pression diplomatique et, sans doute, économique exercée par les pays de l’OTAN. Cette facilitation turque a vraisemblablement une contrepartie, à savoir une neutralité plus grande de la Russie face à la pression que l’Azerbaïdjan, allié à la Turquie, exerce de manière de plus en plus forte sur l’Arménie pour obtenir la réintégration plein et entière du Nagorny-Karabagh au sein de la république azérie.
Si l’on se penche à présent sur la situation en mer de Chine méridionale, dans l’hypothèse d’un conflit ouvert impliquant le Vietnam et la Chine dans un avenir plus ou moins proche, il est à craindre que la Russie se trouve dans une position similaire à celle qu’elle connaît dans le Caucase. En effet, son interdépendance avec la Chine et la nécessité pour elle de continuer à bénéficier pleinement de l’appui diplomatique, économique et autre de son puissant voisin pourrait conduire les dirigeants russes à limiter leurs protestations et leurs réserves quant à l’action chinoise, même si, comme on l’a dit, le Vietnam représente un pays à fort intérêt pour Moscou.
Tout dépendra donc du niveau d’interdépendance géopolitique sino-russe au moment où éclaterait un tel conflit. Là encore, on voit combien il est nécessaire pour le Vietnam d’activer par anticipation ses canaux diplomatiques avec Moscou pour mettre en place un cadre de coopération de crise avec Moscou et, si possible, influer sur l’analyse russe de la situation Asie du Sud-Est.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Gédéon (22 novembre 2023). Le rapprochement de défense entre la Chine et la Russie. Geopole. Consulté le 9 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/p052
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