La relation Vietnam-Russie
[Interview RFI 27 octobre 2023]
1/ Le président vietnamien Võ Văn Thưởng a invité le président russe Vladimir Poutine à rendre visite au Việt Nam. Et le président russe l’a accepté « avec plaisir ». Une telle visite aurait-elle lieu « bientôt », comme l’affirmation du président russe à son homologue vietnamien, dans le contexte géopolitique actuel dans le monde ?
Effectivement, cette invitation du président Võ Văn Thưởng s’est faite le 17 octobre 2023 à Pékin, à l’occasion de sa participation au troisième Forum de « la Ceinture et la Route » pour la coopération internationale. Le président vietnamien a souligné que le Vietnam considérait la Russie comme l’un de ses partenaires les plus importants et qu’il souhaitait développer avec Moscou un partenariat stratégique intégral dans tous les domaines. On peut noter qu’en réponse, le président russe a affirmé que le Vietnam était l’un des partenaires les plus importants de la Russie dans la région Asie-Pacifique.
Pour répondre à la question, il est utile de revenir sur l’importance de la relation russo-vietnamienne :
Rappelons que l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a marqué un nouveau départ dans les relations entre les deux pays. Le président russe a effectué dès mars 2001 une visite officielle marquante à Hanoï, une visite qui s’est conclue par la signature d’un accord de partenariat stratégique, le premier du genre pour le Vietnam. Ce partenariat visait à renforcer la coopération bilatérale dans les domaines énergétique, nucléaire, technologique, militaire, culturel et académique.
A partir de 2008 ont été instaurés des dialogues de défense réguliers.
En 2012, le partenariat stratégique a évolué en partenariat stratégique « intégral ».
En 2013, un protocole d’entente sur la coopération navale est adopté.
En 2015, un accord de libre-échange est signé entre le Vietnam et l’Union économique eurasiatique créée sous l’égide de la Russie
En 2016, un nouvel accord de coopération est conclu dans le domaine de l’industrie militaire.
Les liens n’ont pas cessé à la suite de la crise en Ukraine, ainsi :
En 2022, le ministre des AE russe, Sergueï Lavrov, a effectué une visite de deux jours au Vietnam.
En 2023, le président de la Cour suprême de la Fédération de Russie, Vyatcheslav Lebedev.à également effectué une visite au Vietnam.
Pour résumer la qualité de cette relation :
Sur le plan économique : le Vietnam est le premier partenaire commercial de la Russie au sein de l’Asean. Moscou fournit également la quasi-totalité du pétrole et du gaz utilisés par les Vietnamiens.
Sur le plan militaire : la Russie est le principal partenaire du Vietnam dans le domaine militaire. Elle lui permet de développer ses capacités de défense antimissile sur terre comme sur mer. Elle participe activement à la modernisation de la flotte vietnamienne et au renforcement des capacités de projection de l’armée vietnamienne.
Sur le plan diplomatique : Vladimir Poutine peut compter sur le soutien intangible du gouvernement vietnamien. Le Vietnam n’a, par exemple, pas condamné l’invasion de l’Ukraine. Au mois d’avril 2022, il a voté contre une résolution visant à exclure la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Donc pour répondre à la question, s’il est impossible d’avoir une idée précise de la date d’une visite, on peut estimer que, dans le contexte très favorable des relations russo-vietnamiennes, 2024 pourrait convenir pour une visite officielle du président russe au Vietnam. La raison en est que 2024 représente une année importante pour les deux pays car elle marquera le 30e anniversaire de la signature par les deux parties du Traité sur les principes fondamentaux des relations d’amitié entre le Vietnam et la Russie (1994-2024).
2/ Le président russe fait l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale qui l’accuse de déportation d’enfants ukrainiens vers la Russie et les territoires ukrainiens occupés par la Russie. M. Poutine pourra-t-il être absolument rassuré s’il se rend au Vietnam parce que le Vietnam n’est pas État Partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale ?
Le Vietnam, comme la Russie, n’est pas partie au Statut de Rome. Par un décret présidentiel daté du 16 novembre 2016, la Russie avait en effet retiré sa signature.
Il existe un précédent avec le cas de l’ancien président soudanais Omar El-Béchir.
L’affaire remonte à juin 2015, lorsqu’Omar el-Béchir, poursuivi pour génocide au Darfour, se trouvait en Afrique du Sud pour un sommet de l’Union Africaine. Le pays, bien que signataire du traité de Rome, avait refusé de l’arrêter avant que le dirigeant soudanais ne quitte précipitamment le pays. Pretoria avait argumenté que les autorités s’étaient retrouvées partagées entre le respect des règles de la CPI et sa propre législation qui garantit l’immunité présidentielle. En réponse, La CPI avait estimé que Pretoria avait manqué à ses obligations internationales en n’arrêtant pas le président soudanais alors qu’il était sur son territoire. Elle avait rappelé que l’Afrique du Sud, comme tout Etat membre, avait l’obligation d’arrêter quelqu’un recherché par la CPI.
On peut aussi rappeler le cas de l’ancien président chilien, Augusto Pinochet, même si le cadre juridique n’est pas tout à fait le même. Pinochet faisait en effet l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par l’audience nationale espagnole, laquelle s’était déclarée compétente sur la base du principe de compétence universelle suite à une plainte déposée par les victimes de tortures et de disparitions forcées au Chili. Le Général Pinochet avait été arrêté en octobre 1998 par les autorités britanniques à l’occasion d’un séjour privé en Grande-Bretagne. Assigné à résidence, il avait fait l’objet d’une mesure d’extradition en 1999 par des juges britanniques, mesure qui ne fut jamais exécutée jusqu’à sa remise en liberté et son retour au Chili en 2000.
Concernant Vladimir Poutine, La question s’est déjà posée en août 2023, à l’occasion du sommet des BRICs prévu à Prétoria. Les autorités sud-africaines avaient manifesté leur hésitation, évoquant même une sortie du Statut de Rome. Finalement, il n’en avait rien été et le président russe avait décidé de renoncer à sa visite, sans doute en partie pour ne pas mettre son partenaire sud-africain dans l’embarras.
Dans le cas du Vietnam, la situation serait différente puisqu’il serait un invité officiel et qu’il ne serait pas présent de manière fortuite ou indirecte, par exemple dans le cadre d’un sommet international. De surcroît, il s’agirait du chef d’un pays non partie au Statut de Rome invité dans un autre pays également non partie au Statut de Rome. Dans ce contexte, les capacités de pression de la CPI seraient très limitées puisque rien n’oblige légalement le Vietnam à suivre les obligations définies par la CPI. Dans ces conditions, on peut donc penser que ce n’est pas l’aspect juridique qui pèsera dans l’évaluation du risque de la visite mais exclusivement l’aspect politique.
3/ Serait-il le moment pour que le Việt Nam reçoive M. Poutine ? Le Việt Nam s’attendrait-il vraiment à une visite du président russe ? Une telle visite poserait-elle des soucis avec les Etats-Unis qui a récemment conclu le partenariat stratégique global avec Hanoi ?
Dans un tel contexte, Hanoi pourrait faire l’objet de pression de la part de deux acteurs principaux : les Etats-Unis ou la Chine.
Concernant la Chine, on voit mal Pékin insister auprès des Vietnamiens pour qu’ils extradent leur plus proche allié.
Concernant les Etats-Unis, il faut tenir compte de la volonté américaine de se rapprocher du Vietnam sur le plan géostratégique comme en témoigne encore la récente visite de Joe Biden à Hanoi, les 10 et 11 septembre dernier. On peut rappeler que l’intention des Américains était de franchir un palier supplémentaire dans la relation bilatérale et d’arriver à un partenariat stratégique intégral, ce qui a été fait. Or jusqu’ici, le Vietnam n’avait lié un tel partenariat qu’avec la Russie, l’Inde, la Corée du Sud et la Chine. Le gain diplomatique pour Washington est donc considérable. Dans ces conditions, et compte tenu de l’importance que revêt le Vietnam pour les Américains dans la rivalité globale qui les oppose à la Chine, il est extrêmement peu probable que Washington exerce une pression autre que symbolique et verbale suite à la visite du président russe.
4/ M. Poutine a déclaré qu’il ne voulait pas causer de problèmes à ses « amis » lorsqu’il a renoncé à assister au sommet BRICS en Afrique du Sud. Pourrait-on en déduire que M. Poutine viendra au Vietnam au moment opportun, mais pas « prochainement » ?
Je ne pense pas que l’on soit dans un contexte similaire à celui de la visite potentielle de Vladimir Poutine en Afrique du Sud.
Il s’agit là, pour le président russe, de répondre à une invitation explicite de son homologue vietnamien.
Il faut considérer que cette invitation n’est pas un geste neutre. En tant que telle, elle a une signification en termes diplomatiques et géopolitiques.
Le message adressé par Hanoi est triple :
Il est adressé d’abord à la Russie et manifeste la volonté du Vietnam de continuer la coopération entreprise depuis de nombreuses années dans un contexte de bonne entente entre les deux pays. Cette invitation manifeste également l’appréciation des autorités vietnamiennes qui est que la Russie n’est pas hors-jeu et qu’elle garde un potentiel géopolitique important aux yeux du Vietnam.
Le message est ensuite adressé à la Chine à qui Hanoi montre qu’il entretient des relations privilégiées avec la Russie, pays avec lequel la Chine a elle-même une relation de forte proximité. Ceci renforce la position du Vietnam face à Pékin auquel l’oppose une forte rivalité en mer de Chine méridionale.
Le message est enfin adressé aux Etats-Unis et il n’est pas anodin au lendemain de la visite officielle de Joe Biden dans ce pays. En invitant Vladimir Poutine, Hanoi marque sa différence et son autonomie décisionnelle face aux Américains et confirme que les Vietnamiens ne s’alignent pas sur l’agenda politique de Washington. Tous ces éléments laissent donc penser que la visite du président russe interviendra lorsque Hanoi et Moscou y verront un avantage, que ce soit sur le plan diplomatique, de politique intérieur, militaire ou autre, possiblement en 2024.
5/ La Chine, la grande puissance qui n’a pas signé le traité de Rome, a déroulé le tapis rouge pour accueillir M. Poutine, invité d’honneur du 10e anniversaire de Nouvelles routes de la soie. Ces relations bilatérales renforcées auraient-elles de l’impact sur le Việt Nam ?
En ce qui concerne les relations entre la Chine et le Vietnam et les rivalités qui les opposent en mer de Chine méridionale, on voit que les autorités russes prônent la neutralité. De manière générale, Moscou ne condamne pas les agissements de la marine et des garde-côtes chinois avec lesquels la flotte et les pêcheurs vietnamiens ont régulièrement des incidents depuis des années.
La Russie s’oppose de surcroît à toute internationalisation du conflit en mer de Chine méridionale, prenant, de ce fait, une position favorable à la Chine puisque celle-ci s’y oppose également.
Ces prises de position peuvent gêner Hanoï d’autant qu’elles s’accompagnent d’une montée en puissance de la collaboration russo-chinoise dans le domaine militaire comme en témoignent, par exemple, les manœuvres navales régulières effectuées par les flottes russe et chinoises. Pour autant, il faut prendre en compte que la Russie a intérêt à soigner ses relations avec le Vietnam dans la mesure où celui-ci est un des compétiteurs importants de la Chine dans la région. Moscou peut donc s’appuyer sur sa relation avec Hanoi pour limiter un face-à-face exclusif avec Pékin qui, compte tenu du rapport global déséquilibré entre la Chine et la Russie, n’est pas forcément en faveur de cette dernière à long terme. La Russie a donc tout intérêt à diversifier ses alliances et ses points d’appuis régionaux. Compte tenu de la qualité des liens qui unissent le Vietnam et la fédération russe, il est évident que Hanoi représente un partenaire de choix pour Moscou. Hanoi n’a donc rien à craindre du rapprochement sino-russe dans les conditions actuelles.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Laurent Gédéon (22 novembre 2023). La relation Vietnam-Russie. Geopole. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/p051

Je découvre ce nouveau Carnet de recherche de notre collègue Laurent Gédéon, très utile pour suivre cette région hautement stratégique et la complexité des relations interétatiques dans ce domaine. Merci !